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ASPA: le « making of » (récit personnel d'Emmanuel Dekemper)

2020-03-28

L'instrument ASPA a connu une naissance peu conventionnelle par rapport aux instruments de télédétection habituels que nous développons à l’IASB. Il a été conçu, construit, testé et utilisé sans aucune ligne budgétaire spécifique. Néanmoins, selon mon expérience, sa réalisation est un énorme succès étant donné les ressources limitées (en temps et en argent) qui étaient disponibles. Et cela n'a pu se faire que grâce à la motivation et à l'engagement du département d'ingénierie, qui a soutenu les idées de quelques scientifiques pour transformer un beau concept sur papier en un instrument fonctionnel et fiable, opérant dans un environnement difficile.

Depuis plusieurs années maintenant, mes collègues physiciens Gaël Cessateur et Hervé Lamy essayaient de mesurer une caractéristique des aurores boréales : une légère polarisation de la lumière des aurores qui avait été récemment découverte par une équipe de scientifiques de l'Université de Grenoble. Le fait que certaines lignes spectrales aurorales soient polarisées et d'autres non, laisse toujours perplexe la communauté scientifique, qui réclame davantage de preuves expérimentales.

Gaël et Hervé avaient mis au point un instrument, « Premier-Cru », dont le concept s'inspirait de l'instrument français qui avait été le premier à détecter cette polarisation. Comme cet instrument n'a jamais vraiment donné de résultats satisfaisants, ils étaient ouverts à de nouveaux concepts instrumentaux capables de mesurer avec précision la polarisation des aurores.

De la sience interdisciplinaire avec des filtres AOTF

Je ne connaissais pratiquement rien à la physique des aurores, mon domaine d'expertise étant plutôt la télédétection de la composition de l’atmosphère à l'aide d'instruments optiques. Le projet auquel je participe le plus, à savoir ALTIUS, est un instrument satellitaire dont le concept original consiste à utiliser des filtres très particuliers, appelés AOTF, afin d'analyser l'absorption de la lumière naturelle (Soleil, étoiles) par les molécules atmosphériques. Ces filtres fonctionnent selon le principe de l'interaction de la lumière et du son à l'intérieur d'un cristal transparent de dioxyde de tellure (TeO2). La physique fondamentale de cette interaction a été développée par le physicien Français Léon Brillouin dans les années 1920.

En fait, ALTIUS n'est pas le premier instrument spatial à utiliser des AOTF, et ce n'est pas non plus la première fois que l’IASB se plonge dans cette technologie de filtrage. En effet, les AOTF ont été utilisés dans des missions planétaires telles que Venus Express ou ExoMars. Inutile de dire que l'Institut disposait d'une grande expertise en matière de contrôle de ces dispositifs et de compréhension de leur fonctionnement.

Le concept ALTIUS a également déclenché une belle application au sol : la caméra NO2. A l'origine un prototype du canal visible d'ALTIUS, je l'ai fait évoluer vers un instrument de terrain capable de cartographier l'abondance du NO2 (une espèce polluante nocive générée par les processus de combustion) au-dessus des centrales électriques à charbon, des raffineries, ou même des villes. La caméra NO2 utilise elle aussi un AOTF pour prendre des images spectrales de la scène étudiée.

En échangeant avec Gaël et Hervé, nous avons réalisé petit à petit que les AOTF pouvaient en fait être l’élément central d'un nouvel instrument dédié à la mesure de la polarisation des aurores. En effet, l'une des caractéristiques des AOTF est qu'ils séparent physiquement la lumière entrante en deux composantes de polarisation perpendiculaires. Cette caractéristique est généralement utilisée pour « nettoyer » la lumière après avoir traversé les AOTF, en ne conservant qu'une seule polarisation pour une analyse plus approfondie. Mais ici, nous pourrions exploiter entièrement cette caractéristique.

ASPA a dû grandir vite

Le véritable coup d'envoi pour ASPA a eu lieu en novembre 2019. C'est alors que j'ai commencé à concevoir le concept de l'instrument, à rassembler les fiches techniques des pièces opto-mécaniques et à évaluer les performances du futur instrument.

notes
Figure 1: Premier concept des pièces opto-mécaniques d’ASPA.

Très vite, je me suis rendu compte que les aurores ne sont pas toujours les rideaux lumineux qui dansent dans le ciel comme nous avons l’habitude de les voir dans les documentaires. Ces phénomènes peuvent parfois être très ténus, et je devais m'assurer que le concept serait suffisamment sensible, au moins jusqu'à un certain seuil de luminosité réaliste. Les détecteurs abordables permettant de détecter des signaux très faibles n’étant pas vraiment courants, j'ai dû apporter un soin particulier à éviter toute perte de lumière lors du trajet des photons à travers l'AOTF et jusqu’au détecteur. Le point crucial était la focalisation des faisceaux lumineux sur le plus petit nombre de pixels possible, tout en n’utilisant que des lentilles abordables, bien sûr.

Aspa diagram
Figure 2: Partie arrière du schéma optique d’ASPA : une pupille définit le champ de vision de l'instrument, les pièces vertes sont les lentilles, et l'objet jaune représente l'AOTF. Les faisceaux bleu et rose représentent les deux états de polarisation, confondus avant l’AOTF, séparés ensuite.

La fabrication de l'instrument s'est avérée être une course contre la montre ! En effet, Hervé avait prévu de rejoindre deux équipes françaises fin février à Skibotn, dans le nord de la Norvège. L'objectif était d'y faire venir ASPA et qu’il soit prêt à observer ses premières aurores… Les miennes aussi d’ailleurs !

CAD ASPA
Figure 4: Le modèle CAD (computer-aided design) d’ASPA.

En décembre, les ingénieurs Sophie Berkenbosch et Jurgen Vanhamel avaient déjà commencé à concevoir la chaîne électronique pilotant les AOTF d'ASPA. En janvier, la plupart des pièces opto-mécaniques avaient été achetées et livrées à l’IASB, et le montage des éléments pouvait commencer. Entre-temps, Claudio Queirolo (opérateur et ingénieur du B.USOC) avait réalisé un modèle CAD (computer-aided design) de l'instrument, permettant d'avoir une vue définitive sur les dimensions de la bête. C’était nécessaire pour débuter l’agencement de tous les éléments dans un boîtier récupéré d’un autre instrument. L'ingénieur Pepijn Cardoen s'est ensuite chargé de loger toutes les pièces dans le boîtier : Les générateurs RF (radiofréquence), les amplificateurs, les capteurs thermiques, les résistances de chauffage, le’inclinomètre et les ventilateurs ont trouvé leur place à côté des modules optiques.

after integration
Figure 5: ASPA après son intégration. Crédit: Gaël Cessateur.

Parallèlement au travail sur le matériel, l'ingénieur Roland Clairquin a développé un logiciel de contrôle et d'acquisition à partir de rien, en s'assurant que tous les besoins de fonctionnement seraient satisfaits dans son code. Durant la première semaine de février, une première version du logiciel était disponible, et l'instrument pouvait passer par un minimum de tests en laboratoire. À mon grand soulagement, tout a étonnamment bien fonctionné : le code était presque exempt de bugs, l'alignement des éléments optiques correspondait aux dessins et le comportement des AOTF était identique à celui de mon modèle informatique ! La seule chose que nous n'avons pas pu tester, c’étaient les opérations dans les conditions de la mission, bien entendu.

Et puis, une semaine avant la campagne, lorsque l'instrument et tout le matériel étaient emballés et prêts à être expédiés en Norvège, les ennuis ont commencé...

Afin de pouvoir envoyer notre équipement en Norvège, qui se trouve en dehors de l'Europe (du moins du point de vue du transport de marchandise), nous devions obtenir le « carnet ATA » de la Chambre du commerce. Pas très rapide et coûteux, il a fallu une semaine et 350 EUR pour le recevoir. Nous l'avons reçu quelques jours avant notre départ, et la seule option d'expédition qui nous restait alors était DHL express : « Livraison 24h/24 partout dans le monde ». Et bien, oubliez ça !

L’aventure DHL

Tout d'abord, ça a commencé par un employé de DHL qui est venu chercher les colis, et a réalisé qu'il ne pouvait pas les prendre parce que l'un d'entre eux pesait plus de 30 kg, ce qui était clairement indiqué sur l'ordre d'expédition. Ensuite, après qu'un camion soit venu chercher notre matériel, nous avons reçu un premier appel téléphonique nous demandant une facture pro forma. Quelque chose dont on ne devrait pas avoir besoin quand on a un carnet ATA. Le lendemain, le vendredi, il s'est avéré qu'ils avaient perdu le carnet ATA... mais l'avaient récupéré plus tard dans l'après-midi, après la fermeture des bureaux de douane pour le week-end.

Le lundi, les trois colis étaient encore chez DHL Bruxelles, et ils nous ont obligés à produire une fausse facture pro forma pour passer la douane. En raison de la fermeture des douanes à midi, ils ont finalement programmé l'envoi pour le lendemain. Le mardi, les trois colis ont finalement passé la douane, prêts à être expédiés pendant la nuit... mais le mercredi, il s'est avéré que l'un des trois colis (celui contenant l'équipement RF) était en route pour... tenez vous bien... Madrid ! Malgré cela, nous avons décidé de repartir de Skibotn à Tromsø pour récupérer les deux colis qui étaient arrivés, et de rendre visite à l'Université de Tromsø pour trouver du matériel RF de remplacement. Grâce à l'aimable collaboration de l'université de Tromsø, nous avons pu reconstruire l'instrument dès mercredi, et le faire fonctionner, mais pas dans des conditions idéales.

Assembly
Figure 6: Réassemblage de l'instrument dans le bungalow le mercredi soir.

Le jeudi après-midi, le dernier colis est finalement arrivé à Tromsø. Nous sommes retournés à Tromsø pour le récupérer, chaque aller-retour entre Skibotn et Tromsø nous a coûté beaucoup de temps, de carburant et de stress (conduire des centaines de kilomètres dans des conditions hivernales au-delà du cercle polaire est une chose à laquelle les Belges ne sont pas habitués). Le sommet de l’histoire est que dix jours après la campagne, nous avons reçu la facture de DHL qui nous réclamait évidemment le prix plein, sans aucun geste commercial pour leurs erreurs à répétition !

Icy Roads
Figure 7: Les conditions routières entre Skibotn et Tromsø...

Tout fini bien pour ASPA?

Le pire, avec cette livraison chaotique de DHL, aurait été que des aurores magnifiques se produisent alors que l’instrument n’était toujours pas arrivé. Heureusement ce ne fut pas le cas. En revanche, nous n'avons pas non plus eu d'aurores décentes au cours des trois dernières nuits d'observation. Seules quelques rares aurores se sont produites dans de bonnes conditions de visibilité (pas de nuages), et elles étaient toutes extrêmement faibles et bien en dessous de la limite de détection d'ASPA : alors que les aurores vertes typiques peuvent être aussi brillantes que des centaines de kiloRayleigh (une unité pour mesurer la luminosité des aurores), celles que nous avons vues sont restées en dessous de 1 kiloRayleigh, qui était notre limite de détection ultime.

Ce que je retiens de cette entreprise, c'est le merveilleux engagement de nombreuses personnes talentueuses de l’IASB. Ensemble, nous avons réussi à concevoir, fabriquer et tester un tout nouvel instrument en deux mois à peine ! Je suis bien sûr un peu déçu du fait que nous n’ayons finalement eu aucune belle aurore à se mettre sous la dent. J'aurais aimé pouvoir revenir avec de beaux résultats, pour montrer à tous que ça valait la peine de travailler dur pour être prêt pour la mission, mais la nature (ainsi que DHL, apparemment) est imprévisible. Le bon côté des choses : ASPA est sur place et prêt. Nous ferons une deuxième tentative cet automne, et plus encore jusqu'à ce que nous ayons de bonnes conditions d'observation !

Measurements
Figure 8: Mise en place d’ASPA pour une nuit d'observation dans le dôme de l'observatoire de Skibotn.
Aurora
Figure 9: Une des rares aurores que nous ayons vues pendant la mission. Ne vous laissez pas tromper par cette photo : à l'œil nu, les aurores n'étaient que légèrement perceptibles.

 

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Une Aurore aux îles Lofoten norvégiennes. Crédit: Jeroen van Gent.
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Figure 1: Premier concept des pièces opto-mécaniques d’ASPA.
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Figure 3: La croix rouge indique l'emplacement de l'observatoire où la campagne d'observation a eu lieu, à proximité de Skibotn, en Norvège.